mercredi 13 janvier 2010

Fwd: boltansky




I'interview : http://www.lexpress.fr/outils/imprimer.asp?id=841605&k=13

 
Boltanski: "Etre artiste, c'est utiliser ses propres angoisses"
Par Annick Colonna-Césari (L'Express), publié le 13/01/2010 à 09:06 - mis à jour le 13/01/2010 à 10:19

Christian Boltanski est l'invité de la 3e édition de Monumenta dans la nef du Grand Palais, du 13 janvier au 21 février. L'artiste a reçu l'Express dans son atelier de Malakoff, en banlieue parisienne.
Christian Boltanski
1944 Naissance à Paris, le 6 septembre.
1968 Première exposition à Paris.
1972 Participe à la Documenta de Kassel, qui lance sa carrière internationale.
1998 Importante exposition au musée d'Art moderne de la ville de Paris.
2006 Reçoit le prix du Praemium imperiale, sorte de Nobel des artistes.
2010 Monumenta, à Paris.
La fragilité de l'existence et les hasards de la destinée sont au centre des préoccupations de Christian Boltanski. Hanté par les drames de la guerre et l'horreur de la Shoah, le plasticien français déploie, depuis les années 1970, une oeuvre fondée sur l'émotion et profondément humaine, à l'écart des théories grandiloquentes. Ses installations, composées de photos trouvées, de vêtements usés ou de boîtes de biscuits rouillées, racontent de petites histoires et traduisent sa révolte contre la mort, la disparition et l'oubli. Succédant à l'Allemand Anselm Kiefer et à l'Américain Richard Serra, Christian Boltanski, 65 ans, est l'invité de la 3e édition de Monumenta, qui confie la nef du Grand Palais, à Paris, au talent d'un artiste de renom international. Maniant avec talent humour et gravité, il reçoit L'Express dans son atelier de Malakoff, en banlieue parisienne.
Investir la nef du Grand Palais constitue un défi pour un artiste. Comment avez-vous procédé ?
Exposer dans un lieu aussi puissant oriente obligatoirement les choix artistiques. Ce que j'ai imaginé relève de la scénographie et du collage. Car j'ai l'impression, au Grand Palais, d'avoir réalisé un opéra dont la musique serait l'architecture. J'ai juste ajouté mon histoire. Je veux que le spectateur soit placé, non devant, mais dans une oeuvre. Qu'il pénètre à l'intérieur d'un monde. Pour cette raison, j'ai souhaité que Monumenta se déroule en hiver et non au printemps, contrairement aux deux précédentes éditions. Il fallait qu'il fît froid. J'ai refusé l'installation d'un chauffage et celle d'un café pour ne pas distraire le public. Le visiteur doit vivre une expérience violente.
Vous l'immergez ainsi dans l'angoisse...
Exactement. Cette exposition repose sur l'image des cercles de L'Enfer de Dante. Elle se déroule, en fait, dans deux endroits : le Grand Palais représente le lieu de la mise à mort et le MAC/VAL, à Vitry-sur-Seine, le domaine des limbes. Au Grand Palais, le spectateur avance dans une sorte de cimetière, assourdi par le vacarme de machines. Il se rend compte, en marchant dans de petites allées, qu'il s'agit de battements de coeur. Dans le fond, il voit une montagne composée de tonnes de vêtements. Une grue ne cesse de les déplacer. Elle s'en empare puis les relâche de la hauteur de la verrière, toutes les trente secondes. Les vêtements symbolisent les êtres humains. Certains restent, d'autres disparaissent. Le thème que j'aborde est celui de la main de Dieu, donc du hasard. Comme une métaphore du destin. Qui n'éprouve pas, en vieillissant, l'impression d'être sur un champ de mines ? On voit ses proches disparaître et on se demande : "Pourquoi les autres et pas moi ?" Mais il n'y a pas de réponse.
Et que se passe-t-il au MAC/VAL ?
Le visiteur se retrouve dans le monde de l'après-mort, le deuxième cercle de Dante. Il évolue dans un village labyrinthique où il croise des personnages fantomatiques. Chacun d'eux pose une question : "Et toi, comment es-tu mort ?", "As-tu souffert ?", "As-tu laissé des amis ?"... Je développe ici l'idée du passage et je parle de ce tabou qu'est devenue, dans notre société, l'évocation de la mort. Comme à mon habitude, je compose de petites paraboles en utilisant, non l'écriture, mais des signes, des images, des sons, des sensations. Je raconte des histoires qui incitent à s'interroger. Il n'est pas nécessaire d'être spécialiste d'art contemporain pour comprendre.
La mort est omniprésente dans vos installations, vos photos ou vos vidéos. D'où vous vient cette obsession ?
De mon enfance. Je suis né en 1944 à Paris, au moment de la Libération. Tous les amis de mes parents étaient des survivants de la Shoah. C'était, à la maison, l'éternel sujet de conversation. Ma mère racontait comment mon père avait échappé à la fatalité. Pour le sauver, elle avait prétendu qu'ils s'étaient séparés et qu'il était parti. En réalité, il est resté caché pendant près de deux ans sous le plancher de notre appartement. Après la guerre, la famille a continué à vivre dans la hantise de la trahison et de la dénonciation. J'ai donc eu une enfance bizarre, très protégée et anxiogène. On devait toujours faire attention. Je n'allais pas à l'école. Avec mes deux frères, nous dormions dans la chambre de nos parents, dans des sacs de couchage disposés autour de leur lit pour ne pas être séparés. Jusqu'à 18 ans, je ne suis pas sorti seul dans la rue.
La religion a-t-elle joué un rôle dans votre vie ?
Elle m'a sans doute influencé. J'ai été élevé dans le catholicisme. Ma mère était corse et chrétienne. Mon père, un grand médecin d'origine juive, s'était converti. Je dis en plaisantant que j'ai fondé mon propre christianisme, parce que je me prénomme Christian. C'est une religion dont je suis le seul membre. Je ne suis pas croyant. Dieu existe peut-être car beaucoup de choses demeurent inexplicables. Pourtant, je pense qu'il ne voit pas les humains, qu'il est indifférent à leur sort. Il se comporte comme lorsqu'on se promène dans une forêt. On écrase des fourmis sans le vouloir et sans le savoir. La grandeur de l'homme consiste à essayer de lutter contre ce destin. Mais, comme le Christ sur sa croix, qui se révolte d'avoir été abandonné par Dieu, il ne peut rien. J'ai récemment réalisé une installation, dans la crypte de la cathédrale de Salzbourg, qui rappelle que le temps s'écoule inexorablement. Quoi qu'on fasse. Une horloge parlante égrène l'heure en permanence.
C'est une vision d'un pessimisme absolu.
C'est la réalité. Je l'ai compris brutalement. Vers 22-23 ans, j'ai pris conscience que j'avais définitivement perdu mon enfance. Je l'ai ressenti de manière tellement douloureuse que j'ai alors cherché à réunir les objets qui restaient de cette période. Mais presque tout avait disparu. A partir de ce moment, j'ai commencé le travail que je fais aujourd'hui : garder des traces, préserver la mémoire, la mienne, celle des autres, comme si je pouvais empêcher la mort. Etre artiste, c'est utiliser ses propres angoisses. L'artiste parle de son propre village, mais chacun peut dire : "C'est mon village."
Comment ce thème se traduit-il aujourd'hui ?
Je suis, par exemple, en train de constituer une "bibliothèque des coeurs". En plus des battements de mon propre coeur, j'ai, depuis trois ans, enregistré ceux des personnes qui le souhaitaient, dans une cabine qui a fait le tour du monde, de Séoul à Berlin en passant par Stockholm. L'opération continue pendant Monumenta, puisque deux cabines sont mises en place, l'une au Grand Palais, l'autre au MAC/VAL. Grâce à un collectionneur, ces archives sonores seront présentées, en juillet 2010, sur l'île de Teshima, qui se situe dans une mer intérieure du Japon. Elles perpétueront la mémoire à la manière des photos. On pourra écouter le coeur de son père, de sa tante, parmi des centaines de milliers, tous répertoriés et nominatifs.
C'est une belle idée. Mais Teshima n'est pas une destination d'un accès facile !
J'aurais pu diffuser tous ces battements de coeur sur Internet. Mais quel intérêt ? J'aime la perspective d'un voyage, dans le sens d'un pèlerinage. La difficulté d'atteindre cette île perdue du Japon fait partie de mon oeuvre. Et ces enregistrements pourraient marquer le début d'une légende qui aurait toute sa réalité : "Il existe une île au Japon, où sont réunis tous les battements de coeur du monde..."
C'est très romanesque...
Je réalise un autre projet qui l'est tout autant. Je crois beaucoup aux rencontres et j'ai justement rencontré un homme étrange qui habite en Tasmanie, dans le sud de l'Australie. Il est très riche. Il a gagné sa fortune grâce aux jeux de hasard et s'est constitué une collection aussi bizarre que lui : il possède, notamment, huit momies égyptiennes. Il voulait acquérir une de mes pièces. J'ai accepté, mais, après réflexion, je lui ai proposé d'acheter ma vie en viager...
C'est-à-dire ?
Depuis ce mois de janvier 2010, quatre caméras sont accrochées dans mon atelier et filment ma vie en direct, 24 heures sur 24. Les images sont retransmises en temps réel dans une grotte située dans la propriété de ce collectionneur. Elles ne peuvent pas être diffusées ailleurs, mais le lieu est ouvert à tous. C'est cette oeuvre qu'il m'achète. Plutôt que de la payer normalement, il me verse un viager. L'homme a fait ses calculs. Il a parié que je mourrais dans huit ans. Si je meurs avant, il gagne de l'argent. Si je meurs après, il en perd.
Quelle est la finalité de ce projet ? Ne craignez-vous pas qu'il soit perçu comme un gadget ?
Mais c'est très sérieux. Lui et moi avons signé un contrat de quinze pages devant notaire. Ce projet représente encore une parabole. A mon âge, on se pose nécessairement la question du temps qui reste à vivre. Me confronter à un homme qui prétend ne jamais perdre ses paris, et donc avoir réussi à vaincre le destin, m'amuse. Si c'est le cas, qui est-il sinon le diable ?
Des coeurs sur une île perdue, une voix dans une église, votre vie cédée en viager... Vous développez décidément des projets atypiques !
Comme tout artiste, je veux laisser des oeuvres derrière moi, mais pas des sculptures de bronze. Arrivé à cette étape de mon existence, je n'ai plus envie de produire pour les galeries ou les salons de collectionneurs. 80 % des pièces que je réalise aujourd'hui sont d'ailleurs détruites après avoir été exposées, ce qui sera le cas de celles du Grand Palais. Les oeuvres que je souhaite voir conserver sont légères, discrètes, à l'instar de mes récentes initiatives. Et puis, je suis écoeuré : ces dernières années, le marché de l'art m'a effrayé. Alors je m'en suis échappé. Durant ma jeunesse, seuls comptaient les avis des conservateurs et des critiques. Ils ont été remplacés par les maisons de ventes aux enchères et les fondations de milliardaires qui pensent d'abord à spéculer. Les discussions ne portent plus sur le contenu des oeuvres, mais sur leur prix.
Comment travaillez-vous ?
Comme un artisan, car je préfère faire les choses moi-même. Je n'ai ni secrétaire ni assistant. Il faudrait les occuper. Et la spirale infernale commencerait : payer, donc vendre, donc produire. Or un artiste n'a pas d'idées tous les jours. Si j'ai choisi cette activité, c'est précisément pour être libre, y compris de ne rien faire. Je voyage dans le monde entier pour mes expositions, mais le plus important est le temps que je passe allongé sur mon lit. Mon destin est d'attendre.
Vous attendez quoi ?
Je suis devant un mur et j'essaie de comprendre. Un artiste n'est pas un scientifique qui accumule les connaissances. Il gratte, il gratte encore, il gratte toujours et se repose les mêmes questions liées aux mêmes thèmes : Dieu, le sexe, la nature, la mort. Les interrogations, peu nombreuses, ne varient pas, quelle que soit l'époque. Seuls changent les moyens d'expression. J'ai commencé à travailler dans les années 1970 en utilisant le langage de mon temps - installations, vidéo, photo - mais je me pose les mêmes problèmes qu'un peintre du Moyen Age. Cette question du hasard, du choix de Dieu, a fondé toute mon activité.
Le chaos que traverse notre monde n'influence-t-il pas votre travail ?
Le xxe siècle a été celui des ratages. On a pensé que le progrès scientifique sauverait l'humanité. Et que la culture rendrait les gens meilleurs. Ces deux utopies se sont soldées par des échecs. J'apprécie Schubert, mais les nazis l'appréciaient tout autant. J'ai cru que la crise actuelle de la société relancerait les utopies, mais il n'en est rien. En fait, les questions qui m'importent ne sont pas liées à l'actualité. Je m'intéresse à l'unicité de chaque être. L'art est une manière de philosopher.
Monumenta 3 : Personnes. Nef du Grand Palais, Paris (VIIIe). Du 13 janvier au 21 février. Après. MAC/VAL, Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne). Du 14 janvier au 28 mars.

DVD Les Vies possibles de Christian Boltanski, de Heinz Peter Schwerfel (Arte Editions).


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